« Je suis le petit fils d’un immigré italien. […] S’il est des personnes qui vous marquent à vie et façonnent votre être le plus profond, mon grand-père fut de ceux-là. Il n’y a qu’à regarder cette photo qui doit dater des années trente où il pose aux côtés de ses collègues, pour voir qu’il avait quelque chose de particulier, un je ne sais quoi dans le style, dans l’expression un peu narquoise et surtout dans cette attitude nonchalante qui dégageait une forme de sérénité, une force tranquille. Regardez-le, malgré ses vêtements simples d’ouvrier que l’on devine salis par le travail, avec son béret sur la tête et son foulard autour du cou, c’est le plus élégant de tous. Ses yeux pétillent comme s’il s’apprêtait à sortir une blague, une boutade ou un mot d’esprit. Primo Minisini, cet homme au charme fou, je lui dois beaucoup, ma formation intellectuelle, mon humour, mon amour de l’Italie et les valeurs auxquelles je crois.
Le travail qui fut fondamental pour lui et qui fut en France le formidable outil de sa réussite et de son intégration, l’Italie de sa jeunesse ne pouvait pas lui en donner. Dans les années de l’après-guerre, son pays était à genoux. De l’autre côté des Alpes, en revanche, on avait besoin de bras pour remplacer les hommes morts au front et ceux de mon grand-père étaient bien utiles. Il était jeune et maçon de formation. Alors, en tant qu’aîné d’une famille nombreuse, à 25 ans, Primo (son frère cadet, selon l’usage avait été appelé Secondo) avait compris que son avenir était ailleurs. Peu importait la destination d’ailleurs, Il aurait aussi bien pu partir en Amérique ou en Argentine si le destin ne l’avait pas envoyé dans ce pays qui allait devenir le sien pour le reste de ses jours en lui mettant entre les mains ce contrat de travail.
1924 fut donc l’année de son départ. Il laissait derrière lui, Majano, une de ces premières petites villes de plaine que l’on rencontre quand on quitte les montagnes du Frioul, où il était né. Avait-il de l’appréhension, était-il triste de quitter sa famille et son pays avant de partir pour la grande aventure de sa vie ? Il ne nous en a jamais parlé, par pudeur sans doute. Il n’était pas très bavard quand il s’agissait de parler de son passé mais quoiqu’il en fût, ce n’était pas la première fois qu’il partait. Très tôt déjà, il avait dû attraper ce goût du voyage quand petit garçon, il accompagnait de chantiers en chantiers, son père qui était maçon. Une fois même, ils étaient allés jusqu’à traverser la frontière autrichienne pour travailler dans un cabaret où Primo du haut de ses 10 ans devait redresser les quilles du Bowling. Il y gagnait déjà ses premiers sous.
Et puis, il y eut la guerre. L’Italie est entrée dans le conflit en 1915 et lorsqu’en 1917, à l’âge de dix-huit ans, mon Grand-père fut mobilisé, il fut envoyé au front sur le plateau du Carso, dans le Frioul. Mais le grand voyage sera pour la fin de la guerre lorsqu’il sera envoyé en Lybie, pays qui appartenait encore à l’empire colonial italien. Il y terminera son service en 1921. Là encore, il parlera très peu de ce passé militaire et je regrette de ne pas avoir osé lui en demander davantage. Mais aurait-il répondu à mes questions ? S’il n’évoquait jamais cette expérience-là était-ce parce que pour lui, le passé était bel et bien enterré ou bien avait-il vécu des choses dont il ne pouvait, ne voulait pas parler ? Nous ne le saurons jamais.
Extrait de « C’était Primo ». Souvenirs du grand-père de Patrick. Eaubonne-Val d’Oise.